L’impératif écologique, c’est la Prospérité. Pas la sobriété.

Auteurs: Prof. Corentin de Salle et Prof. Damien Ernst. Accéder à une version pdf de cet article : https://hdl.handle.net/2268/312476

 

Aussi douloureuse soit-elle, la décroissance serait, nous serine-t-on, le passage obligé vers la neutralité carbone. Mais n’y a-t-il pas une voie alternative pour assurer la transition écologique ? Mieux : ne serait-ce pas la décroissance elle-même qui rendrait impossible cette transition ?

Face au défi écologique, deux écoles. L’une vise à réduire drastiquement notre consommation et donc à réduire, stabiliser voire inverser la croissance économique. Elle a pour nom «sobriété», euphémisme de la « décroissance ». Jean-Marc Jancovici en est l’une des figures de proue. L’autre, moins connue, vise à transformer en profondeur l’appareil économique et à reconfigurer un grand nombre de nos activités afin que toute augmentation de la consommation ne fasse pas augmenter l’émission des gaz à effet de serre (GES). Elle a pour nom «découplage». Le découplage est dit « relatif » si la quantité de GES augmente moins rapidement que ne le fait le PIB. Il est dit « absolu » si les GES cessent d’augmenter – voire décroissent – lorsque le PIB croît. L’objectif ultime est d’atteindre un découplage total qui décorrèle, d’une part, l’action humaine en général (et l’économie en particulier) et, d’autre part, la nature dans son ensemble, de façon à éliminer tout impact négatif des activités humaines sur l’environnement. Cela implique d’atteindre la neutralité carbone, de dépolluer la planète, de restaurer la biodiversité, de régénérer la nature, etc.

La solution de la décroissance est dirigiste, voire liberticide. Elle nécessite de déterminer politiquement quels sont les besoins légitimes de la population et dans quelle mesure et à quel rythme, ils peuvent être satisfaits. Elle exige des sacrifices à ce point radicaux qu’il semble illusoire d’obtenir l’adhésion de la population (on dit « changer les mentalités »). On se souvient des gilets jaunes hier. On constate l’ampleur des protestations des agriculteurs allemands aujourd’hui. Quid demain quand il faudra mettre en œuvre des mesures autrement plus contraignantes et dans tous les secteurs simultanément ? Quand bien même la population suivrait, les moyens proposés par les décroissantistes sont, même dans la version la plus « hardcore », insuffisants pour atteindre l’objectif climatique de 2050. Qu’on en juge : un Français émet en moyenne environ 11 tonnes de CO2 par an. Or, pour rentrer dans les clous, il faut atteindre 2 tonnes par personne. En boycottant dorénavant l’avion et tout véhicule à moteur, en éliminant viande, poisson, œufs et produits lactés, en s’alimentant via le circuit court, en n’achetant que d’occasion, en se contentant chaque hiver à domicile d’une température de 18 degrés et de plusieurs couches de pulls, etc., un Français arrivera péniblement à descendre dans les 4 ou 5 tonnes par an. C’est ce que démontre la célèbre analyse « Faire sa part » de Carbone 4 (2019). Efforts louables assurément mais insuffisants. On nous dira que le reste des efforts incombe aux entreprises et à l’Etat. C’est oublier que, si toute la population adopte ce mode de vie ascétique, ces acteurs économiques deviendront désargentés, faute de rentrées et de recettes fiscales. Impossible de financer les grands investissements structurels de décarbonation dans une économie décroissante où le volume des biens vendus et des services prestés se sera effondré. Les décroissantistes de type shifteurs croient – ou prétendent croire – que la richesse nationale reste inchangée alors qu’ils en tarissent la source.

La solution du découplage, quant à elle, n’est pas exempte de critiques. Auprès des décroissantistes, le découplage entre PIB et GES suscite sourires et sarcasmes. Ils citent plusieurs études affirmant qu’elle serait un mythe[1]. Pourtant, dans son rapport de 2022, le GIEC affirme que plusieurs pays ont atteint le découplage absolu : 23 pays ont découplé le PIB et les GES émis sur le territoire. Et, parmi eux, 14 ont atteint le découplage entre le PIB et les GES imputables à leur consommation : cela signifie qu’ils arrivent à ne pas augmenter les GES alors même que leur PIB augmente et cela pour tous les biens consommés sur leur territoire quand bien même ces derniers auraient été produits à l’extérieur. Dans ce cas, on ne peut, comme on le fait souvent, ironiser[2] sur le résultat en affirmant qu’ils auraient « exporté leur pollution » en délocalisant à l’étranger les usines produisant leurs biens de consommation parce que, précisément, tout ce qui est consommé est comptabilisé. Mais, ajoutent les détracteurs, ces pays sont une minorité et le découplage serait trop lent pour éviter le dépassement irréversible des limites planétaires.[3] Autre reproche : une partie du découplage observé s’explique aussi par la réduction importante du taux de croissance en raison des diverses crises (covid, énergie, etc.), ce qui laisse à penser qu’il serait passager.[4] Mais surtout, il n’est que partiel : peu importe, diront-ils, que certains pays riches parviennent à l’atteindre car seule compte la somme des GES émis au niveau mondial et cette dernière augmente chaque année. Tout comme la quantité des matériaux extraits et utilisés et l’énergie produite et consommée.[5]

Ultime argument des décroissantistes : l’effet rebond.[6] Tout gain réalisé grâce à un procédé plus efficient (par exemple, une ampoule qui nécessite moins d’électricité tout en fournissant la même intensité lumineuse) est automatiquement annulé par une consommation plus importante soit directement (on augmente sa consommation électrique en achetant, par exemple, un second téléviseur) soit indirectement (l’argent économisé sur l’électricité finance, par exemple, un minitrip). Dans les deux cas, nous n’aurions, en définitive, rien gagné…

Qu’en penser ? Le découplage existe, sous une forme absolue, mais uniquement dans certains pays économiquement riches et sous une forme relative dans d’autres. Par ailleurs, nous dit le GIEC, 67 des 116 pays émergents ont même amorcé un découplage relatif. Embryons sur un autre concept : la courbe environnementale dite « de Kuznets »,[7] empiriquement validée depuis lors,[8] est une courbe en forme de U inversé qui démontre qu’après une période de développement extrêmement polluante, un pays, une fois atteint un certain niveau de PIB, connaît un pic de pollution qui se stabilise avant de s’effondrer à mesure que croît le PIB. De la même manière, si plusieurs pays atteignent le découplage à un stade avancé du développement économique, quantité d’autres les suivront. Ceux qui – et non des moindres (Inde, Chine, etc.) – les suivent sont ceux qui polluent le plus aujourd’hui mais qui, passé un certain seuil de développement dont ils se rapprochent chaque jour, amorceront leur découplage car ils seront alors en mesure de le financer.

Doit-on croire que le découplage ne servirait à rien car le gain serait annulé par une augmentation de la consommation ? C’est un malentendu commun aux nombreuses études contestant le découplage. Pourquoi ? Disons d’abord que les décroissantistes ont raison sur un point : l’effet rebond est une réalité. En effet, nous n’allons pas diminuer notre consommation parce que nous aurions satisfaits nos besoins de base. Mais le malentendu réside en ceci : quel est le but visé ? Réduire la consommation pour réduire les gaz à effet de serre ou réduire les gaz à effet de serre (GES) ? Penser qu’il faut nécessairement réduire la consommation pour réduire les GES est un postulat décroissantiste. Postulat erroné selon les partisans du découplage. A partir du moment où l’activité économique n’endommage pas l’environnement, la consommation cesse d’être un problème. Loin de condamner l’augmentation de la consommation, il faut l’encourager et même l’ériger en impératif moral : plus la croissance augmente, plus le découplage s’accélère au niveau mondial.

Il est vrai que le découplage est encore partiel et local mais c’est un processus qui nécessite une période de transition. A quel titre les décroissantistes se gaussent-ils du caractère incomplet de l’effectuation du découplage alors qu’ils se donnent jusqu’en 2050 pour mettre en place leur propre modèle ? Il est vrai que le découplage risque de freiner voire de régresser si la croissance stagne ou diminue. Raison pour laquelle elle doit demeurer importante.

Peu importe que la quantité totale des matériaux extraits et transformés augmente ou que la quantité d’énergie produite et consommée augmente. Certes, cela fait plus de 50 ans que des activistes prédisent une pénurie imminente des ressources. Tout comme cela fait 175 ans qu’on nous annonce le décès imminent du capitalisme.[9] Mais la réalité est que les stocks sur terre sont abondants, bien au-delà de ce qui est nécessaire pour réussir la transition. Comme l’a finalement analysé l’économiste Julian Lincoln Simon, à mesure qu’une ressource se raréfie, son prix augmente en raison de la loi de l’offre et le demande, incitant ainsi inventeurs, ingénieurs, investisseurs, à lui chercher un substitut qui, une fois inventé, rend, pour un prix inférieur, des services similaires et même supérieurs à la ressource considérée, faisant du même coup baisser son prix et interrompant sa raréfaction. Et le meilleur c’est qu’au final, l’homme se retrouve dans une situation meilleure que celle qui précédait l’apparition de la pénurie.[10]

Dans cette optique, l’effet rebond, loin d’être une malédiction, doit être regardé comme une bénédiction : une population prospère aux besoins qui s’étendent permet d’accélérer l’acheminement de l’économie mondiale vers l’autre versant de la courbe de Kuznets. Ce qui importe, c’est que le niveau de PIB nécessaire au financement du découplage mondial soit atteint le plus vite possible pour que la quantité totale de CO2 atteigne rapidement son plafond et diminue alors drastiquement. Ce qui importe, c’est que les pays pauvres atteignent nos standards pour financer des alternatives au fait de brûler du bois et du charbon, de déforester à tout va ou de rejeter massivement le plastique dans nos océans. Ce qui importe, c’est que le découplage opère avant que les limites de la planète ne soient dépassées de manière irréversible. Ce qui importe, ce n’est pas l’adoption d’un mode de vie sobre mais d’un mode de vie respectueux de l’environnement grâce au découplage dans un monde débarrassé de la pauvreté. La priorité, en définitive, c’est non pas la sobriété mais la prospérité.

Le découplage nécessite urgemment une révolution industrielle et donc à la fois un investissement massif du privé et une politique industrielle d’une ampleur jamais vue dans l’histoire humaine : la production énergétique décarbonée (nucléaire et renouvelable), l’électrification des processus industriels, la captation de CO2, la fabrication d’hydrogène et de molécules vertes, la réouverture des mines (propres) en Europe, la production de carburant synthétique neutre en carbone – à base d’hydrogène et de CO2 capté – pour les véhicules lourds, les cargos et les avions, l’agriculture de précision, les nouvelles techniques génomiques, la reforestation massive et le régénération de la biodiversité terrestre et maritime. L’ennemi principal de l’environnement, ce n’est pas l’augmentation de la consommation mais le conservatisme, le précautionnisme, l’inertie et les tergiversations des pouvoirs publics par rapport à ce redéploiement industriel et, surtout, tout ce qui – comme le discours décroissantiste – freine ou entrave cette révolution écologique indispensable pour atteindre le découplage. Cette politique industrielle doit être enclenchée de toute urgence car chaque minute qui passe augmente la probabilité d’un échec de la transition écologique et d’une destruction irréversible de cycles et éco-services indispensables à notre survie.

[1] T. Jacskon, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, De Boeck, 2017 (2009),  2ème édition, p.119 et s.

[2] Th. Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil, 2022, p.60 et s.

[3] Th. Parrique, op.cit., p.64

[4] Th. Parrique, op.cit., p.63

[5] T. Jacskon, op.cit, p.127 et s.

[6] Th. Parrique, op.cit., p.72

[7] G.M. Grossman & A. B. Krueger, Economic Growht and the Environment, The Quaterly Journal of Economics, Vol. 110, N°2, (May,1995), pp.353-377

[8] La fameuse agence gouvernementale américaine en matière environnementale (EPA) a, dans un rapport examinant la période 1980 à 2011, noté que le PIB a augmenté de 128%, la consommation d’énergie de 26% et la population de 37% alors que, durant cette même période, le total des émissions des 6 principaux agents polluants chutait de 63%. Une méta-analyse de 2011 reprenant 878 observations tirées de 105 études empiriques sur la courbe de Kuznets établit clairement cette corrélation.

[9] K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1848

[10] J. L. Simon, The Ultimate Resource 2, Princeton University Press, 1998 (1996), pp.58-59 ; p.588

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