Auteur : Prof. Damien ERNST – Université de Liège
Texte publié dans la Libre Eco le 30/11/2024. Accéder au pdf de l’article : https://hdl.handle.net/2268/324742
C’est le dossier énergétique belge le plus populaire de cet automne 2024 : l’île énergétique Princesse Élisabeth. Un dossier porté par ELIA, le gestionnaire du réseau de transport électrique. L’île énergétique est une plate-forme de 40 hectares construite en pleine mer du Nord qui a deux grands objectifs : agir comme un nœud électrique connectant 3,5 GW d’éoliennes en mer du Nord pour transmettre leur production électrique vers la terre, et renforcer nos interconnexions avec le réseau électrique britannique. Ceci permet notamment de mutualiser certains coûts, notamment ceux liés à la gestion des fluctuations du renouvelable.
Pour renforcer ces interconnexions avec le Royaume-Uni, il est nécessaire de travailler en courant continu (DC), ce qui implique la construction de convertisseurs. Ce sont de grosses machines basées sur de l’électronique de puissance, qui permettent de faire l’interface entre les lignes à courant continu et les réseaux à courant alternatif.
Explosion des coûts
Le prix du projet, tel qu’estimé en 2021, était de 2,2 milliards d’euros. Bien sûr, on sait que lorsqu’on construit des infrastructures complexes, les prix sont systématiquement sous-estimés. Mais cette fois, on a quand même été un peu surpris par l’augmentation des prix : on est passé de 2,2 à 7 milliards d’euros ! L’inflation post-2021 explique en partie cette explosion des coûts. Mais le grand coupable de cette surenchère, c’est l’industrie de fabrication d’équipements électriques.
Suite à l’explosion des prix du gaz en 2022, à la forte croissance du secteur des énergies renouvelables et à l’apparition massive de nouvelles charges électriques (voitures électriques, pompes à chaleurs, etc.), la demande en équipements pour les réseaux électriques a crû de manière considérable. Les fabricants ne parviennent plus à suivre. Il s’ensuit que leurs prix ne sont plus du tout en adéquation avec leurs coûts de production. La rareté se payant, ils travaillent désormais avec des marges bénéficiaires que l’on pourrait qualifier d’excessives.
Et cela fait mal à ELIA. Surtout pour la partie liée à l’infrastructure en courant continu de l’île Princesse Elisabeth, la seule pour laquelle une décision d’investissements n’a pas encore été prise : on passe d’un coût d’un peu moins de 1 milliard estimé en 2021 à plus de 3 milliards.
Il est néanmoins difficile d’imputer la faute à Elia dans ce dossier. Le monde politique a des plans ambitieux en matière de décarbonation de nos sociétés. Dans ce contexte, la compagnie ELIA propose un plan bien étudié pour adapter l’infrastructure de transport électrique à ces ambitions. Mais elle se retrouve malgré elle face à une industrie de fabrication d’équipements électriques qui impose ses prix.
Le marché européen des gros convertisseurs est dominé par trois entreprises : Siemens, Hitachi et General Electric. On pourrait peut-être trouver une alternative moins chère côté chinois, mais aucun gestionnaire de réseau électrique européen ne veut actuellement dépendre de la Chine pour des infrastructures aussi critiques. On voit donc mal le marché se rééquilibrer avant une dizaine d’années. Entretemps, les délais d’attente pour ce type d’équipements ont déjà dépassé les cinq ans.
Malheureusement, ce dossier met ELIA dans une position difficile. Elle semble subir des critiques virulentes de partout, alors qu’elle a finalement été proactive dans son ambition d’assurer le nécessaire développement de nos réseaux électriques. Mais voilà, nos politiques énergétiques sont souvent décidées par des non-professionnels en matière d’énergie. Et ce n’est que quand les entreprises spécialisées les mettent en œuvre que la réalité des chiffres apparaît. Le romantisme des politiques énergétiques rêvées, qu’elles soient basées sur du renouvelable ou sur du « nouveau » nucléaire, se traduit alors en factures élevées.
Un ELIA-bashing
Cet ELIA-bashing ne se limite pas au dossier de l’île énergétique. On peut aussi parler du dossier de la Boucle du Hainaut, qui vise à renforcer le réseau électrique dans la province du Hainaut en y construisant une connexion électrique de 6 GW. Lorsqu’on additionne ce dossier à celui de l’île énergétique, l’on découvre qu’il devient impossible pour Elia de planifier l’extension de son réseau de manière sereine.
Sur le dossier de la Boucle du Hainaut, on lui reproche de favoriser une solution à courant alternatif aérienne (AC) au lieu d’une ligne à courant continu (DC) qui peut être enterrée, mais qui nécessite des investissements dans de gros convertisseurs très chers. On parle ici de 6 GW de convertisseurs à chaque extrémité de la ligne, en sus des convertisseurs chargés du repiquage électrique pour alimenter le Hainaut en électricité.
Au prix du marché actuel, ces convertisseurs pourraient coûter jusqu’à peut-être dix milliards d’euros. Mais ces considérations s’effacent devant les manœuvres politiques locales : il n’est pas porteur politiquement de soutenir la construction d’infrastructures électriques visibles. Alors, on critique ELIA, parce que la compagnie préfère la solution aérienne, qui n’a pas besoin de ces convertisseurs. Et qui, elle, est abordable. Avouons-le, la situation est ubuesque.
Et malheureusement, cet ELIA-bashing s’étend aux gestionnaires de réseaux de distribution. On parle ici par exemple de Resa et d’Ores en Wallonie et de Sibelga à Bruxelles. L’origine de leurs critiques est toujours la même. Ces gestionnaires sont obligés de mettre en place des plans d’investissements importants pour mettre leur réseau à niveau. Ces plans d’investissements sont absolument incompatibles avec une diminution des tarifs des réseaux, ce qui conduit souvent à une sorte de courroux populaire à leur égard, que certains politiciens un peu opportunistes n’hésitent pas à exploiter.
C’est d’autant plus risible que les gestionnaires de réseaux électriques ne proposent finalement que les plans d’investissements nécessaires pour concrétiser les politiques énergétiques de décarbonation de nos sociétés décidées de manière démocratique dans nos parlements !
Une dangereuse incohérence
Ce manque de cohérence entre nos politiques énergétiques et le traitement réservé aux gestionnaires de réseaux électriques est extrêmement dangereux. Pour l’instant, l’infrastructure électrique est toujours contrôlée par le public. Et l’actionnariat public commence à avoir peur d’investir dans les réseaux. Il sent que ces investissements sont de moins en moins sûrs : l’incohérence politique peut conduire à un changement de rémunération des investissements consentis, ce qui peut mettre l’actionnaire en grande difficulté, à terme. De plus, les décisions d’investissements dans les réseaux deviennent politiquement lourdes à porter pour un actionnariat public : elles ne sont plus populaires.
Si la cohérence politique ne revient pas, la suite est déjà écrite. Le secteur public se désinvestira des réseaux électriques qui deviendront la cible de fonds de pension étrangers ou de grosses entreprises étrangères. Et là, croyez-moi, la dynamique d’investissements va s’inverser.
On n’aura plus des gestionnaires de réseaux qui se battront pour faire avancer les projets d’investissements nécessaires à la concrétisation des politiques énergétiques décidées dans nos parlements. On devra se mettre à genoux devant eux pour qu’ils réalisent les investissements nécessaires ! Et ils seront en position de force pour exiger des retours sur investissements plus élevés. Sans parler de la perte de notre souveraineté énergétique.
Vous ne me croyez pas ? Regarder à quel point il faut se battre avec Engie pour prolonger la filière nucléaire belge, alors même qu’une telle prolongation est plus que bénéfique pour notre pays !
De la rationalité maintenant
Pour revenir à ce dossier de l’infrastructure à courant continu (DC) de l’île énergétique — puisque c’est la décision qui nous intéresse ici —, la rationalité implique d’analyser sereinement la situation. Il y a deux points principaux à considérer : nos objectifs en matière de décarbonation, et le prix de l’électricité. Et soyons honnêtes : nos objectifs de décarbonation sont à ce point déconnectés de la réalité qu’on ne les atteindra pas. Mais attention, on s’en éloignera plus encore si on n’investit pas dans cette infrastructure DC. Les études rendues publiques laissent à penser que, même au coût très élevé de l’infrastructure DC, l’impact sur les prix de l’électricité payés par le consommateur restera positif. Soulignons quand même que ces études sont difficiles à confirmer dès lors qu’elles sont associées à de nombreuses hypothèses, notamment celles liées à l’influence de cette infrastructure DC sur les prix du marché de gros de l’électricité.
Quoi qu’il en soit, il n’y aura pas de solution magique en Belgique au niveau énergétique, ni côté renouvelable ni côté nucléaire. La réalité est trop dérangeante. On risque dès lors d’avoir encore beaucoup de mauvaises nouvelles à digérer. Mais l’honnêteté du discours et le professionnalisme en matière de politique énergétique permettrait de s’y préparer.


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