Les Centres d’Énergie Renouvelable Distants (CERD). Une opportunité de leadership que l’Europe doit saisir.

Auteurs : Victor Dacheta, Indiana Lokotarb et Damien Ernsta,c

  1. University of Liège, Pl. du Vingt Août 7, Liège, 4000, Liège, Belgique
  2. KU Leuven, Oude Markt 13, Louvain, 3000, Brabant Flamand, Belgique
  3. Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris, 19 place Marguerite Perey, Paris, 91123, Palaiseau, France

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La crise énergétique que l’Union européenne a subie en 2022-2023 a une fois de plus démontré le rôle crucial de l’énergie dans nos économies. La guerre en Ukraine a illustré comment un État, la Russie, peut utiliser l’énergie comme moyen de pression géopolitique sur l’Europe dans un contexte de conflit armé à ses frontières. Face à cette situation, il est devenu impératif pour les États membres de s’affranchir de leur trop importante dépendance à certains pays exportateurs d’énergie.

Avant la guerre en Ukraine, 40 % du gaz consommé dans l’UE provenait de Russie (European Council of the European Union, 2024). Afin de se passer rapidement de cette source d’approvisionnement, l’Union a augmenté en urgence ses imports depuis le Royaume-Uni, les États-Unis et la Norvège principalement (Yanatma, 2023). Elle a également dû accepter une baisse drastique de la demande énergétique dans l’industrie (International Energy Agency, 2024). Désormais, l’UE n’importe plus que 15 % de son gaz depuis la Russie (European Council of the European Union, 2024).

Cet épisode rappelle l’importance de la souveraineté énergétique de l’UE. D’autant que son approvisionnement doit — de préférence — respecter plusieurs conditions. Il doit être conforme à son engagement de réduire ses émissions de gaz lors des accords de Paris (United Nations Climate Change, n.d.). Il doit également lui permettre de respecter les contraintes physiques liées à la production d’énergie, comme l’imprévisibilité de la production d’énergie renouvelable (telle que solaire ou éolienne) et les constantes temporelles requises pour l’industrie. La politique énergétique doit se penser à long terme, et la construction de toute pièce d’infrastructure conséquente, comme une nouvelle centrale nucléaire ou un grand parc éolien en mer, nécessite des années.

Cet article présente une autre possibilité de diversifier l’approvisionnement énergétique de l’UE à l’aide d’énergie renouvelable à moyen et long terme. Cette solution consisterait à importer du gaz synthétique produit dans des Centres d’Énergie Renouvelable Distants ou CERD (Remote Renewable Energy Hubs ou RREH en anglais). Ce nouveau gaz, à faible impact carbone, pourrait révolutionner le paysage énergétique dans les années à venir et serait parfaitement aligné avec les objectifs que l’UE s’est fixé, notamment via son plan REPowerEU (Commission Européenne, 2022).

À quoi ressemble un CERD ?

La caractéristique principale d’un CERD est de collecter une énergie renouvelable abondante loin des grands centres de consommation comme l’Allemagne ou la Corée du Sud (Dachet et al. 2023a). La littérature scientifique a déjà étudié l’exemple d’un hub dans le désert du Sahara algérien (Berger et al., 2021), où l’installation de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes tire parti de l’abondance et de la qualité du potentiel renouvelable. Dans cet exemple, l’énergie renouvelable est acheminée jusqu’à la côte algérienne via une ligne à haute tension. Là, elle est utilisée pour produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau, que l’on combinerait avec du CO2 capturé dans l’atmosphère, afin de produire du méthane synthétique. Celui-ci peut-être exporté par pipeline ou par bateau jusqu’au continent européen.

La Figure 1 illustre le graphe de technologie associé à cet exemple. Il représente les différentes unités de production du hub ainsi que les commodités échangées entre elles. Ce gaz synthétique (e-gas ou electrical-gas en anglais) a l’avantage d’être neutre en CO2 s’il est synthétisé depuis du CO2 capturé dans l’atmosphère. Le CO2 relâché lors de la combustion de ce gaz correspond en effet à la quantité de CO2 initialement capturée, offrant dès lors une balance nette nulle de CO2 dans l’atmosphère[1]. De plus, d’autres carburants synthétiques dénommés e-fuel (pour electrical-fuel en anglais), tels que le diesel ou le kérosène, peuvent être produits dans ces hubs, ce qui en fait de véritables couteaux suisses pour la synthèse de carburant neutre en carbone. 

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Figure 1 : Graphe de technologies d’un CERD adapté de Berger et al. 2021

Les CERD, formidables accélérateurs de la transition énergétique

Ces centres présentent de merveilleuses opportunités pour l’émergence des énergies renouvelables. Premièrement, ils permettent de s’affranchir du manque d’espace pouvant accueillir des dispositifs de capture d’énergie renouvelable près des grands centres de consommation. Ainsi, le désert du Sahara offre une superficie pléthorique et une très faible densité de population. Y installer d’immenses champs éoliens et solaires ne gênerait pas grand monde. De telles possibilités n’existent pas, ou peu, dans des pays comme l’Allemagne ou la Corée du Sud. Deuxièmement, ils peuvent être construits simultanément dans plusieurs endroits de par le monde. Il n’est pas nécessaire d’attendre qu’un chantier de hub soit terminé pour en lancer un second. Ceci constitue un avantage non négligeable, car la parallélisation des chantiers peut accélérer considérablement le déploiement des énergies renouvelables. Elle est même essentielle dans le contexte de transition énergétique rapide voulue par l’UE, qui s’est fixé l’objectif de neutralité climatique en 2050 (European Commission, 2020). Troisièmement, les CERD ne nécessitent pas de grands changements au sein de l’infrastructure énergétique européenne pour distribuer l’énergie qui y est générée. Par exemple, dans le cas où le gaz méthane (CH4) serait la molécule de synthèse choisie pour ces hubs — ou pour une partie d’entre eux —, les réseaux de transport ou de distribution du gaz existants peuvent être simplement réutilisés.

Les CERD : des structures en parfaite adéquation avec REPowerEU.

Les CERD représentent une opportunité économique, industrielle et stratégique à ne pas rater pour l’Union européenne. Ils s’aligneraient parfaitement avec les deux premiers objectifs de son plan REPowerEU (Commission Européenne, 2022), élaboré en urgence pendant la crise énergétique de 2022-2023. À savoir, la diversification des fournisseurs d’énergie, et l’accélération du développement des énergies renouvelables (Commission européenne, 2022). Bien que ce plan ait partiellement constitué une réussite à court terme, principalement grâce à l’importation massive de gaz naturel liquéfié (GNL) américain (Yanatma, 2023), l’UE pourrait aller encore plus loin en investissant dans les CERD. Ces derniers permettraient en effet de diversifier davantage les sources d’énergie de l’Europe. Avec les ressources renouvelables abondantes dans le monde entier (cf. Figure 2), il serait facile de trouver des partenaires disposant de vastes gisements renouvelables.

Figure 2 : Potentiel photovoltaïque à travers le monde.

L’opportunité pour l’UE de redevenir une puissance normative.

La multiplication de ces hubs à travers le monde créerait un réseau complexe d’interdépendances diversifiées entre États. Ils répondront aux contraintes techniques, dont celles liées à la variation temporelle de production et de demande[2], et imposeront de nouvelles contraintes géopolitiques forçant l’UE à trouver de nouveaux alliés énergétiques dans son voisinage et au-delà.

Ces interdépendances généreraient de nouveaux prismes de collaboration entre États. Elles offriraient à l’Union européenne l’opportunité d’établir son leadership en matière d’innovation technologique (industrie hydrogène, transport…) et de gestion du déploiement de ces centres de production sur la scène internationale. En tant que pionnier dans le développement des hubs, l’Europe étendrait sa sphère d’influence en tant que partenaire clef des pays hôtes dans leur lutte contre le changement climatique.

En créant des relations à long terme visant à établir et à consolider les CERD, l’UE se positionnerait également — une fois de plus — comme une puissance normative dès lors qu’elle pourra choisir d’encourager des régimes démocratiques, en privilégiant les collaborations avec des partenaires respectueux des Droits de l’Homme, de la démocratie, de la liberté, de l’égalité et de l’État de droit. On notera que ces collaborations avec d’autres pays pour le développement de hubs d’énergie renouvelable sont aussi en adéquation parfaite avec l’agenda diplomatique européen qui accorde beaucoup d’importance aux actions ayant un impact positif sur l’environnement (Patala et al., 2022 ; Service européen pour l’action extérieure, n.d.).

Repenser la réglementation sur les e-fuels à faible émission de CO2.

Pour y parvenir, la stratégie européenne doit intégrer la possibilité d’importer des e-carburants neutres en CO2 depuis de tels centres. Pour l’instant, l’EU-ETS (marché carbone européen) oblige certains utilisateurs d’énergie fossile à acheter des crédits carbone à hauteur du montant de leurs émissions (European Commission, 2020). L’UE doit faire une distinction claire entre carburant fossile et carburant synthétique produit à partir de la capture du carbone et des énergies renouvelables. À l’importation, ces carburants doivent également être considérés comme neutres en CO2 par le CBAM[3] (Cross Border Adjustment Mechanism) (Simões, 2021) et ne doivent pas être comptabilisés au même titre que leurs pendants d’origine fossile.

De plus, bien que la reconnaissance de ces carburants synthétiques va dans le bon sens au niveau européen (European Commission, 2023), il est également important de différencier, à l’import, les produits secondaires dont la production aurait nécessité des énergies fossiles ou synthétiques. Par exemple, la production d’acier via des fours à arcs électriques dépend aujourd’hui à 38 % du gaz naturel comme source d’énergie (World Steel Association, n.d.). La production d’acier étant incluse dans l’EU-ETS et le CBAM, l’acier produit à l’aide de gaz synthétique ne devrait pas être comptabilisé de la même manière dans le CBAM. Il est donc nécessaire de coordonner les politiques européennes afin de pouvoir préparer les pièces législatives nécessaires à la reconnaissance de ces e-fuels et de leurs produits dérivés comme distincts de leurs équivalents purement fossiles. Cette dispense de permis carbone permettra d’augmenter sérieusement la compétitivité[4] de ces carburants synthétiques encore trop chers pour pénétrer le marché du gaz européen[5].

Néanmoins, une attention particulière devra être prêtée aux marchés de quotas, afin que le nombre de permis en circulation diminue au moins aussi vite que la quantité de carburant neutre en CO2 qui pénétrerait le marché européen. En effet, une trop grande quantité de carburants synthétiques neutres sur le marché pourrait faire diminuer le prix des quotas de CO2 et diminuer le différentiel de coût entre énergie fossile et synthétique. En attendant que les prix du carbone ne créent un vrai différentiel de prix pérenne entre un carburant d’origine fossile et un carburant vert, des mécanismes de support peuvent être mis en place comme des « contract for difference » (CfD) (IEA, 2023). Ce type de mécanisme consiste à couvrir les coûts liés à la différence de prix entre l’alternative zéro carbone et son pendant fossile. Ces mesures ne peuvent cependant être que temporaires, pour éviter une fragilisation de l’économie européenne.

Attention au monopole des ressources.

Le potentiel renouvelable étant abondant à travers le monde, de multiples endroits peuvent être envisagés pour la construction des CERD. Lorsqu’on aura achevé et mis en route un nombre important de ces centres, l’UE pourra compter sur une grande diversité de fournisseurs. Elle évitera ainsi la création d’oligopoles pour son approvisionnement en énergie. Il deviendrait dès lors beaucoup plus difficile d’utiliser l’énergie comme un moyen de pression géopolitique contre les pays membres de l’UE, comme la Russie l’a fait (Slakaityte & Surwillo, 2024). Les CERD seraient de ce fait un moyen pour l’Union de favoriser des partenaires énergétiques fiables alignés sur ses valeurs.

Néanmoins, si les énergies renouvelables sont abondantes à travers le monde, et permettent ainsi de faire émerger de nombreux partenaires en matière de fourniture d’énergie, certains acteurs peuvent concentrer certaines ressources technologiques ou minières. Dès lors, les institutions européennes doivent rester vigilantes quant à l’origine des ressources nécessaires pour la construction des CERD. À cet égard, il est bon de souligner que la part de la Chine dans la production des panneaux photovoltaïques mondiale est passée à 74,7 %, contre seulement 2,6 % pour l’UE en 2021 (IEA, 2022). La diversification reste dès lors cruciale à tous les niveaux, pas seulement dans le domaine de l’approvisionnement énergétique. Les dépendances cachées envers certains acteurs doivent être considérées en parallèle de l’opportunité industrielle discutée ci-avant. L’EU doit bâtir une industrie forte dans le domaine des clean-techs et des ressources minières associées, pour pouvoir réellement contrôler les nombreuses interdépendances entre États qui s’accentueront encore avec le développement des CERD.

Un risque d’impérialisme à ne pas négliger.

En renforçant les collaborations internationales de l’UE, les CERD représentent une opportunité stratégique et diplomatique qui renforcerait l’image et le rôle de l’Europe. L’influence européenne est souvent critiquée et présentée comme une forme d’impérialisme doux (Hettne & Soderbaum, 2005). Il y a un tel risque d’impérialisme doux dans le projet des centres distants alimentant l’Europe en énergie, qui pourrait être perçu comme un vecteur de tendances néocoloniales. Tel que défini par Res Schuerch, le néocolonialisme fait référence à un partenariat informel entre des nations aux capacités et pouvoirs inégaux, qui cherche à maintenir l’influence d’un État puissant dans le pays subordonné (Schuerch, 2017). Le néocolonialisme met l’accent sur la domination économique continue de l’Occident et son ingérence politique dans ses anciennes colonies (Schuerch, 2017). Des exemples de (néo)colonialisme dans le secteur de l’énergie ont existé. On pense à l’exploitation des champs de pétrole en Iran qui profita par le passé principalement à l’Empire britannique via la société Anglo-Iranian Petroleum Company (AIPC), dont l’Angleterre racheta la majorité des parts en 1914 sans laisser le contrôle de l’exploitation des champs pétroliers à l’Iran. Qui plus est, le Royaume-Uni et les États-Unis fomentèrent un coup d’État en 1953 contre le Premier ministre Mohammad Mossadegh, qui avait nationalisé les activités pétrolières iraniennes trois ans plus tôt (Curtis et al., 2008). Cet exemple doit servir de leçon. Une telle situation ne doit pas se reproduire pas avec les CERD, qui risqueraient de s’accaparer les productions d’énergie renouvelable des pays hôtes. Il est essentiel de tirer des leçons des erreurs du passé en matière de développement colonial et de s’assurer que les CERD ne contribuent pas à de nouvelles formes de dépendance ou d’exploitation, mais au contraire, favorisent un développement durable et des relations saines entre États.

Des stratégies d’évitement des risques d’impérialisme.

Le risque d’impérialisme ou de néocolonialisme lié aux CERD peut être évité si ces derniers s’engagent dans un plan d’investissement responsable et dans un partage bénéfique des ressources avec le pays hôte, en prenant en compte ses besoins et ses aspirations, et en négociant des solutions mutuellement acceptables. Pour y parvenir, au moins trois voies semblent pertinentes : assurer un partage équitable des flux financiers, favoriser le développement économique par le biais de l’infrastructure créée pour développer les CERD et l’exploitation des opportunités locales inhérentes à ceux-ci. Et, enfin, le respect des facteurs contextuels locaux.

En ce qui concerne la première voie, on note que deux moyens inspirés de l’industrie pétrolière peuvent assurer un partage équitable des flux financiers. Le premier est le revenu locatif proportionnel à la surface nécessaire à l’infrastructure du hub. Le second consiste à attribuer à l’État hôte une part de la production. De manière plus spécifique, le partenaire qui viendrait créer le hub signerait un contrat dit de « partage de production » (Hansen et al., 2019) qui assurerait une part de la production d’e-carburant à l’investisseur afin de couvrir ses frais, tandis que la part restante de production serait à partager entre l’État et l’investisseur. On note qu’en plus de ces deux moyens, l’État hôte du hub pourrait également capter une partie des profits sous forme de taxe directe ou indirecte (taxe sur le travail, etc.).

La seconde voie aurait pour objectif que la population locale bénéficie des investissements réalisés dans les centres. La création de ces derniers nécessitera d’investir dans les infrastructures locales, telles que les routes, les ports et les réseaux électriques qui représentent un bénéfice additionnel important pour les pays hôtes. De plus, les CERD pourraient très aisément fournir un accès à de l’énergie propre et abordable aux populations locales qui en sont actuellement dépourvues — en Algérie, par exemple. Et pas uniquement en matière d’énergie ! Les populations locales pourraient également profiter des CERD pour s’approvisionner en eau dessalée, comme peut le suggérer l’exemple de la Figure 1. Cet aspect est d’autant plus important que de nombreux pays fortement ensoleillés, comme le Maroc, ont de grands besoins en eau (World Bank Group, 2020). De plus, la valorisation de sous-produits provenant des CERD pourrait procurer de nouveaux revenus. Par exemple, le dioxygène produit par électrolyse de l’eau dans ce même exemple pourrait être comprimé et stocké dans des bonbonnes afin de fournir de l’oxygène pour les hôpitaux. Il va sans dire que tous ces investissements créeraient aussi de nombreux emplois locaux dans des domaines d’expertise et de gestion de hubs, ainsi que dans le domaine de la construction et la maintenance des installations. Cela stimulerait simultanément le transfert de technologies vertes et de savoir-faire vers les pays hôtes, en leur offrant une plus grande souveraineté énergétique et une modernisation accrue.

La troisième voie, liée au respect des facteurs contextuels locaux, est cruciale. Par exemple, il convient de noter que, bien que la densité de population dans le Sahara soit très faible, des phénomènes NIMBY (Not In My Backyard) pourraient naître[6]. Ainsi, certaines populations locales considèrent le Sahara comme un lieu d’importance culturelle (Harold, 1979). Ignorer cet aspect pourrait compromettre les projets de CERD dans la région. Afin d’éviter de négliger les facteurs contextuels locaux, il est crucial de garantir et de promouvoir des négociations équitables respectant les normes internationales du travail et de l’environnement établies par les UNSDGs[7]. Les accords de coopération pour le développement des CERD doivent être basés sur des négociations équitables avec des représentants de la population locale aptes à faire valoir leurs droits, et des modalités qui favorisent la transparence entre les pays hôtes et les investisseurs en se basant sur des critères approuvés par les deux parties. De plus, la participation des acteurs locaux dès le début du développement des CERD garantira la prise en compte de leurs intérêts et opinions dès le processus de décision, renforçant ainsi la viabilité du projet.

         Quels hubs pour le futur ?

Dans cet article, nous avons principalement parlé de l’exemple d’un hub énergétique dans le Sahara, connecté au continent européen. Mais d’autres endroits de la planète sont propices au développement des CERD. Parmi eux, le Groenland pourrait également constituer un hub énergétique. Il jouit en effet de régimes de vents catabatiques (Radu et al., 2019) qui sont à la fois extrêmement puissants, et constants.

Ces vents catabatiques résultent de la formation d’air très froid (et donc plus dense et plus lourd) au sommet de la calotte, qui s’écoule ensuite le long de ses pentes par l’effet de la gravité. Au sud du Groenland, ce vent s’additionne au vent à large échelle dit « synoptique » (sur l’océan par exemple), qui résulte notamment de la présence de la dépression d’Islande et de l’Anticyclone des Açores. La combinaison de ces facteurs donne un vent qui souffle en moyenne à ~60 km/h avec des rafales pouvant atteindre 180 km/h en hiver. Un CERD installé au Groenland pourrait aussi récupérer la chaleur fatale produite dans ce dernier afin de fournir du chauffage aux villes les plus proches via des réseaux de chaleur.

D’autres endroits du monde, comme le Cap Horn ou encore la Namibie, ont également des potentiels de vents extrêmement prometteurs. La Namibie présente quant à elle un potentiel solaire également exceptionnel.

         Les CERD pourraient offrir des ressources encore plus poussées en créant une économie circulaire du CO2. Ainsi, en utilisant des techniques de capture de CO2 à la sortie des centrales à gaz qui brûlent le e-méthane synthétique, on pourrait renvoyer ce CO2 vers le centre afin de lui fournir les molécules de carbone nécessaires à la synthèse de l’e-méthane. Une telle boucle de CO2 permettrait de réduire le prix de la synthèse d’e-méthane (Dachet et al., 2023c). Le développement de navires capables de transporter du méthane à l’aller et du CO2 au retour aiderait encore à réduire les coûts.

         Outre le gaz, les CERD peuvent synthétiser d’autres molécules, comme l’ammoniac (NH3) à la base des engrais azotés. Ou encore du méthanol (CH3OH) liquide qui pourrait servir de carburant pour les camions ou les bateaux. On pourrait aussi voir des hubs mutualiser certaines parties de leurs infrastructures, telles que les dispositifs de capture d’énergies renouvelables, les lignes à haute tension, les électrolyseurs, ou encore des unités de désalinisation de l’eau.

         Enfin, on peut imaginer que certains hubs seront capables, dans le futur, de synthétiser de manière flexible différentes molécules comme du méthane  (CH4), de l’ammoniac (NH3) ou du méthanol (CH3OH), leur permettant ainsi d’adapter les différents niveaux de production aux prix des marchés, pour s’assurer d’une rentabilité accrue.

         Pour conclure…

         Le projet des Centres d’Énergie Renouvelable Distants propose de récupérer l’énergie renouvelable là où elle est abondante et de grande qualité. Ils sont en phase avec la politique énergétique européenne et pourraient grandement transformer le paysage énergétique dans la décennie à venir. Pourtant, ils constituent un angle mort de la politique européenne. L’UE devrait commencer à initier des partenariats stratégiques avec des États qui pourraient intégrer de tels hubs. De plus, l’UE devrait reconnaître les molécules énergétiques importées depuis ces hubs comme distinctes de leur contrepartie fossile, afin qu’elles ne soient pas redevables de crédits carbone. Le développement des CERD doit éviter les erreurs du passé et assurer un développement durable souverain via des actions collectives entre entreprises, secteur public et acteurs sociétaux. Pour éviter de devoir réagir dans l’urgence comme durant la crise du gaz russe, l’Union européenne devrait dès maintenant se positionner de manière stratégique dans ce futur réseau énergétique constitué de hubs. C’est une question essentielle pour le développement industriel de l’Europe et sa sécurité d’approvisionnement en énergie au travers d’une diversification de ses fournisseurs. Enfin, bien que ces centres d’énergie renouvelables présentent de nombreux avantages, ils sont à considérer comme complémentaires aux autres politiques énergétiques menées par l’Union à travers son plan REPowerEU.

Disons-le tout net, les Centres d’Énergie Renouvelable Distants offrent de telles opportunités pour l’Union européenne que les ignorer équivaudrait à gaspiller l’un de nos plus grands leviers d’action face à cet immense défi auquel l’humanité doit faire face : la nécessaire transition énergétique.

Références

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[1] La balance totale de CO2 émis dans l’atmosphère n’est pas totalement nulle si l’on inclut les émissions dites “grises” de CO2 liées à la fabrication des CERD.

[2] La production d’énergie renouvelable peut être plus abondante à certains moments de l’année. Un effet saisonnier est aussi visible dans les pays importateurs où la demande en énergie est souvent plus abondante l’hiver que l’été. On pourrait même imaginer que l’Europe devienne elle-même un CERD en été lorsque la production de renouvelable y est abondante et que la demande y est faible.

[3] Le CBAM est un mécanisme de l’UE visant à éviter qu’un même produit soit sujet à des quotas de CO2 s’il est produit en Europe en non s’il est importé en Europe.

[4] Au moment de la rédaction de cet article, le prix du CO2 sur le EU-ETS tourne autour des 80€/tCO2 et les émissions liées à la production d’un MWh d’électricité en Belgique sont estimées à 0,508tCO2/MWh (Electricity Maps, n.d.). Cela crée un surcoût lié aux émissions de CO2 de (80x 0,508)=40,64€/MWh d’électricité produite à partir d’une centrale gaz.

[5] 149€/MWh de gaz synthétisé dans un CERD et livré regazifié en Belgique est l’estimation de (Berger et al. 2021), ce qui est bien plus élevé que les prix observés sur l’indice de référence du Dutch TTF.

[6] C’est un phénomène qui se manifeste souvent lors de la construction de grandes infrastructures qui bénéficie à l’intérêt général et qui pourtant voit une forte opposition locale à l’implantation de cette infrastructure.

[7] United Nations Sustainable Development Goals. 


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